Rationalistas
(Rap, Athènes)
INTERVIEW
Le parcours, la vision et la détermination des 4 membres de Rationalistas (TNT, SXO, Bayman & Dj Gzas) ont toujours été une grande source d’inspiration pour nous ! Depuis 2009 et la sortie de son premier album,
le groupe d’Athènes n’a jamais cessé d’évoluer, de se remettre en cause personnellement et artistiquement, jusqu’à la sortie de Matière Combustible (« Prosanamma ») en 2025, son disque le plus abouti.
Rencontre avec le quatuor pour un échange riche, instructif, et intense !
Propos recueillis par Christina / Trad : Julie B. / Photos : John Mak


C : Vous êtes un groupe qui a traversé différentes époques. Une telle longévité est assez rare pour un collectif rap en Grèce. Qu’est-ce qui vous motive, qu’est-ce qui a gardé votre colère et votre passion intactes ?
SXO : Pour ma part, et je pense pour nous tous, nous avons commencé grâce à notre rage d’adolescents, au cœur d’Athènes qui a toujours été un chaudron en ébullition dans le paysage urbain, avec cette puanteur et cette corruption qui a marqué la Grèce. Nous avons commencé comme ça, pour exprimer ce que nous ressentions face à toutes les injustices autour de nous, et c’est devenu un mécanisme de défense au quotidien.
La musique a été d’abord un moyen d’expression et, dans un deuxième temps, une sorte de psychanalyse.
Donc, au fil des années, c’est devenu une nécessité de nous exprimer à travers la musique.
Me concernant, j’ai l’impression que si je supprime la musique de ma vie, je serais juste un autre gars qui travaille dans un emploi de type 9-5, et c’est tout.
Et ainsi les années passent, tout est futile et rien ne se passe jamais.
C : Oui, c’est donc une vocation, je veux dire qu’il s’agit de donner du sens aux choses, pour ainsi dire, c’est une question existentielle pour vous.
TNT : Peut-être que faire de la musique aujourd’hui est devenu pour nous quelque chose que les croyants appellent la foi, quelque chose qui nous donne une vision, sans lequel on serait perdu, sans repère.
SXO : Ouais, c’est notre centre.

Vous avez toujours mis en avant un caractère politisé, clairement antifasciste dans vos textes. Mais avec cette volonté de parler au plus grand nombre. De ne pas juste parler à un petit cercle restreint de personnes. Vous êtes d’accord avec cette remarque ? Que pouvez-vous en dire ?
TNT : Je pense aussi qu’au fil des années, notre engagement dans les luttes antifascistes, antisexistes, anticapitalistes est devenu toute notre vie. Nous reflétons tout cela dans notre musique.
Même si ça reste pour nous un besoin de s’exprimer, ce n’est pas forcément notre but d’en parler. Ces choses sont dans nos discussions au quotidien, ce sont les réflexions que nous partageons, les choses qui nous préoccupent jusqu’à l’arrivée d’une société plus juste. Je n’imagine pas notre groupe arrêter d’écrire sur ce qui nous rassemble ou sur le sujet des luttes antifascistes. Ou seulement si nous arrivons à une société idéale où tout le monde courrait heureux dans les prairies.
SXO : L’antifascisme et l’antisexisme, et généralement cet état d’esprit de lutte, c’est quelque chose que nous avons appris en cours de route, nous n’avons pas commencé à faire de la musique avec le même esprit que nous avons aujourd’hui.
Nous avons simplement accepté d’ouvrir nos yeux et nos oreilles pour apprendre d’autres personnes qui avaient vécu une ou deux choses de plus que nous, qui avaient des perspectives différentes des nôtres, et c’est ainsi que nous avons appris à regarder certaines choses différemment.
Personne ne peut commencer à développer des idées avec une certaine attitude pour les conserver jusqu’au bout, cela ne sert à rien. Nous sommes nous aussi le produit des circonstances qui nous ont forgés.

Le fait que vous ne soyez pas réduits à un seul milieu politique semble indiquer qu’il y a quelque chose d’ouvert dans votre pensée. Et votre évolution commune se manifeste aussi dans le caractère intime de ce que vous écrivez. Vous ne vous laissez pas enfermer dans des discours préfabriqués.
TNT : Bien sûr. C’est lié à l’âge et nos expériences dans les temps.
SXO : Et au choix de ne pas faire preuve de rigidité à l’égard de certaines choses. Je veux dire que la musique que nous faisons est très politisée mais nous ne sommes pas un groupe qui suit une certaine ligne, nous écrivons ce en quoi nous croyons. Maintenant, si les gens s’identifient à cela, c’est très bien, mais vous savez, nous ne sommes pas ce groupe qui suit une directive politique. Nous nous exprimons en accord avec vos valeurs et avec nos expériences de vie et je pense que c’est ce qui rend notre musique spontanée et ouverte à des interprétations variées.


Vous n’aviez pas sorti d’album depuis 2021. Comment avez-vous abordé la composition de cet album ? Pourquoi avoir choisi cette direction artistique autour du feu ?
TNT : Il n’y avait pas d’idée préconçue pour le design artistique au départ. Une fois que les chansons ont pris forme, c’est à ce moment-là que nous avons abordé le thème de l’album. Nous avons discuté à ce moment-là de la signification que nous voulions donner à Matière combustible.
Nous l’avons pensé comme une mise en situation où chacun.e déciderait de cramer son côté abject, pour faire la place au souci de l’autre. Nous avons trouvé une idée générale de la façon dont cela serait mis en place, ensuite le graphiste nous a fait des propositions que nous avons peaufiné jusqu’à cette idée d‘avoir des objets symboliques à brûler sur YouTube et aux concerts et qui prendraient sens dans les paroles des chansons.
C’est une sorte d’évolution, j’accepte à renoncer à certaines choses afin d’évoluer et avoir accès à des nouvelles choses, c’est ça ?
TNT : Il s’agit essentiellement des fusibles qui nous ont servi à un moment donné et que nous laissons désormais derrière. La logique de laisser quelque chose derrière soi pour évoluer nécessite d’accepter la souffrance qui vient avec, quand on décide de sortir de sa zone de confort et renoncer à une certaine sécurité.
SXO : En mettant en musique certaines de vos pensées, qui peuvent être très intimes, très lourdes et difficiles, il s’agit de les mettre au monde, de les déraciner et de les déposer comme offrande aux oreilles du public. Et symboliquement, pour moi, c’est aussi un peu comme si je les mettais en feu. Elles ne m’appartiennent plus qu’à moi, elles appartiennent à tous.tes maintenant.
Et je pense que je l’ai vécu comme ça personnellement, toutes ces pensées et toutes ces interrogations que j’ai eues en tant qu’individu.
Et je pense que c’est aussi vrai pour TNT en ce qui concerne les paroles, ce n’est plus quelque chose qui me bouffe moi tout seul. Je le partage, parce qu’il peut y avoir d’autres personnes comme moi, qui se sentent concernées par les mêmes choses et maintenant que ça s’enflamme, cela devient quelque chose de très grand. Et maintenant que nous avons évacué ça, nous pouvons passer à autre chose, faire de la place à quelque chose de nouveau qui va naître.
TNT : Et il faut dire que toute personne qui a brûlé les anciennes versions de lui-même, qui s’est débarrassée de ses points de sécurité pour avancer dans sa vie, toute personne qui parvient à tout ça se rapproche de plus en plus de ce que nous appelons « la liberté ».

Nous revenons donc à quelque chose de très, très intime qui parle de votre relation à ce que vous faites et de votre relation à l’autre.
Cet album serait donc une sorte de sacrifice individuel pour alimenter le feu de la lutte ?
SXO : Il y a certainement cette interprétation aussi. C’est l’intérêt et la beauté des titres courts sur un album. C’est ambigu, c’est allégorique, ça correspond à tellement de choses.
Gzas : Chacun.e l’entend comme iel veut, et comme iel aurait besoin de l’entendre souvent. Nous-mêmes nous ne disons pas qu’une seule chose à travers ce titre. Nous abordons beaucoup de choses. Nous pouvons vous donner plusieurs versions très différentes, en fonction de comment chacun voit les choses, car nous sommes 4 personnes très différentes. Et c’est ça qui est cool.
En fin de compte, cela répond à comment vous avez abordé la composition de l’album.
SXO : En vrai c’était assez libre. C’est la raison pour laquelle nous prenons toujours notre temps dans la production du travail par rapport au rythme rapide de l’époque.
Nous avons besoin de faire de la musique. On sort ce qu’il y a en nous. Et au bout du compte, cela donne quelque chose.
C’était beaucoup plus spontané, ce n’était pas tant un concept élaboré que nous avons voulu mettre en exécution.


Vous faites assez peu (ou pas) de featurings sur vos albums. Pour quelle raison ?
SXO : On ne veut pas de nous (rires).
TNT : Notre rapport au temps est particulier. Ce qui a soudé ce groupe, c’est qu’en dépit de nos horaires de travail 9h-17h quotidiennes et des différents engagements de chacun, nous avons, depuis de très nombreuses années, convenu un jour spécifique pour nous réunir toutes les semaines, et ce jour-là, nous le consacrons à faire de la musique ensemble, discuter, partager nos idées. C’est comme une assemblée hebdomadaire. Et c’est de là que naît la musique…
C’est donc un processus collectif.
Gzas : Oui, je suis tout à fait d’accord avec TNT parce que pour faire un featuring, il faudrait passer du temps avec les gens, il faudrait prendre le temps de se réunir et malheureusement, nous n’avons pas toujours ce temps là à se donner.
TNT : C’est ce qui nous rend un peu plus fermés à la socialisation parfois, mais c’est aussi une question de hasard aussi. Disons qu’en ce moment, il y a un peu plus de collaborations qui se préparent.
Mais pour ce qui est de l’enregistrement, nous sommes assez lents pendant le processus, nous écrivons environ trente chansons pour choisir celles sur lesquelles nous allons travailler pour la sortie finale et nous préférons prendre le temps pour beaucoup de discussions et d’analyses. Il faudrait donc que les featurings s’inscrivent dans l’idée générale de l’album et qu’ils correspondent à l’image du projet que nous avons construit entre nous.
SXO : Nous sommes un groupe un peu introverti de façon générale. La question politique joue également un rôle dans tout ça car je pense que beaucoup de rappeurs ont peur d’être étiquetés s’ils travaillent avec tel ou tel artiste politisé. Il y a certainement d’autres qui ne sont pas du tout bloqués par ces sujets, mais c’est vrai que même nous, nous avons cette logique que nous ne pouvons pas être meilleurs amis avec tout le monde, il faut être prudent.
Tout le monde n’a pas le même rapport à la musique, tout le monde n’y met pas du politique là-dedans alors que pour nous c’est une chose très importante, et je pense que c’est une des raisons qui nous a conduit à ne pas faire beaucoup de featuring.
C’est intéressant parce que nous pourrions supposer que votre pluralisme politique créerait plus de conditions pour les featurings, mais vous dites que ce n’est pas nécessairement le cas.
SXO : Non, non, pas nécessairement. En fait, je trouve que les rappeurs grecs sont nombreux à vouloir montrer une certaine image, mais cela manque souvent de fond. Je veux dire que juste répéter 1312, cela ne veut rien dire, ce n’est qu’une généralité. Nous ne suivons pas ce genre de logique. Ce en quoi nous croyons, nous le dirons jusqu’au bout, et nous l’assumons sans nous soucier de plaire à tout le monde.

Vous avez toujours mis en avant la lutte des classes. N’avez-vous jamais eu envie d’être des travailleurs de la musique ? De parvenir à en vivre ?
Gzas : TNT et moi même nous vivons en partie de la musique, mais pas en tant que Rationalistas, plutôt avec les Dj sets que nous faisons chaque semaine.
Le groupe nous a définitivement aidés à nous faire connaître. Mais pour moi jouer de la musique dans une salle ce n’est pas la même chose que de jouer en live avec mon groupe ou d’écrire de la musique à la maison.
Je vois le Dj set comme un travail régulier qui n’a rien à voir avec la musique que nous faisons en tant que groupe, c’est quelque chose à part.
TNT : Personnellement, cela ne me convient pas de m’imaginer gagner ma vie en tant que musicien. À moins qu’un événement extrême ne m’arrive à moi ou au groupe, comme ce fut le cas pour Lex.
Il travaillait dans un café et soudain, face au succès, il a gagné tellement d’argent qu’il s’est dit qu’il en avait suffisamment pour ne plus travailler pendant une longue période. Mais c’est une situation vraiment particulière. De mon côté, c’est un besoin profond de faire de la musique. J’aurais peur que cela détruise ma passion.
Gzas : Oui, et si on commence à courir après l’argent, ça peut générer des problèmes car si on voit qu’on y arrive pas financièrement, on peut commencer à se décourager.
On perd l’appétit. On est frustrés, et la frustration entraîne d’autres problèmes, psychologiques et autres, et pour y faire face, on peut être amené à abandonner un peu la musique.
SXO : La réalité, c’est aussi que la population de la Grèce est faible en nombre, comparée à celle de la France, qui est six ou sept fois plus nombreuse. En d’autres termes, les concerts que la Grèce peut accueillir sont limités et seulement dans les grandes villes. Faire du rap en Grèce signifie qu’on s’adresse à 8-9 millions de personnes, alors que notre genre et nos paroles n’intéressent qu’un cercle des personnes très spécifique.
En fait ici, les choses sont très très difficiles, parce qu’en gros, vous avez Athènes qui est une ville énorme et qui compte environ 5 millions d’habitants, Thessalonique qui est beaucoup plus petite, et ensuite il n’y a rien.


Avez-vous la sensation de réussir à parler à plusieurs générations ? Comment rester d’actualité dans le rap, où les esthétiques et les tendances évoluent si vite ?
SXO : Je pense que des gens avec des préoccupations politiques ont toujours existé et existeront toujours, donc il y aura toujours des personnes qui pourront potentiellement se retrouver dans ce qu’on exprime.
En ce qui concerne la musique, je pense que nous sommes un groupe qui n’est pas dogmatique. On aime expérimenter avec le nouveau aussi bien qu’avec l’ancien son rap. Je pense donc que la recette pour que ça marche comporte deux parties.
La première c’est la partie musique, où il faut juste garder les yeux ouverts pour voir si certaines des nouvelles choses qui sortent nous conviennent. Si ce n’est pas le cas, ce n’est pas grave, personne ne vous y oblige.
La deuxième est liée à ce que j’ai dit juste avant, à savoir que les esprits rebelles existeront toujours dans la société. Donc, si vous prenez bien position et que vous avez un esprit critique, il y aura toujours une partie du public, quel que soit la génération, qui se sentira concernée et s’alignera avec ce que vous dites.
Vous vous concentrez donc beaucoup sur le contenu, sur le message que vous adressez au public et, en fin de compte, cela ne diffère pas d’une génération à l’autre.
SXO: Oui, parce que les choses qui nous oppressent sont malheureusement comme l’Hydre de Lerne (si tu coupes une de ses têtes il y a trois autres qui poussent à la place, NDLR), elles sont toujours là et seront là pour de nombreuses années à venir, et cela vaut aussi pour nous car je considère que tant qu’il y aura des gens qui se battent contre le système, cela fera naître d’autres encore qui voudront se battre et ainsi de suite.
TNT : Nous avons traversé des phases très différentes depuis le début de notre parcours en tant que groupe.
Quand on commençait nous nous adressions à une génération très différente, avec une culture complètement différente et aussi une pensée politique complètement différente, tout était différent.
Mais on ne peut pas rester dans ce que l’on connaît comme des vieux dinosaures et s’adresser à la jeune génération tels quels, cela ne marchera pas.

Ça ne vous fait pas peur de ne pas avoir une présence régulière alors s’il y a une pression générale pour produire du contenu et de la musique à notre époque ?
Gzas : Cette pression, c’est encore autre chose. Si le public nous met la pression pour sortir de la musique parce qu’ils aiment bien il ne faut pas que nous on tombe dans ce piège, parce que pour moi c’est un piège. Le risque serait de se forcer à sortir un travail moins bien conçu, qui ne correspondrait pas à ce qu’on voudrait produire au final. Il vaut donc mieux prendre le temps de nous mettre tous d’accord sur le résultat artistique pour ne pas le regretter au bout du compte.
TNT : La réalité est que même si le disque que nous venons de sortir n’était pas bien reçu par le public, on aurait continué à vivre notre vie normalement. C’est à dire qu’on ne le vit pas tellement comme un risque, mais plutôt comme un besoin d’expression.

Vous pouvez nous donner trois titres de rap grec qui vous ont beaucoup plu ces derniers temps ?
Gzas : Altair par Stolen Mic, j’y ai pensé directement parce que pour moi c’est l’un des meilleurs albums de ces dix dernières années en Grèce.
TNT : Ena tsigaro sta bam (ένα τσιγάρο στα μπαμ), l’album est en cours de réalisation et sortira bientôt.
SXO : Et je pense que Jaul a fait aussi un très bon travail avec son album Deadline.
Gzas : Oui tout comme le dernier album de KK, je l’aime beaucoup !
SXO : Et nous attendons la sortie de Krav Boca !







