Festival L’Boulevard

Un grand festival peut-il rester indépendant si son existence dépend du concours de marques privées qui le sponsorisent ? En Europe, non. Au Maroc, oui. Depuis plus de quinze ans, l’événement casablancais L’Boulevard accueille plus de 100 000 festivaliers sur quatre jours. Le tout sans bar et sans billetterie. Sur place, nous avons rencontré le directeur du L’Boulevard Hicham Bahou afin de nous plonger dans le contexte des réalités marocaines. | Propos recueillis par Polka B.

Comment cette idée de grand festival pour la musique alternative a t’elle vu le jour ?

Hicham Bahou : Au départ, on ne se posait pas de questions. Mon collègue Momo était déjà régisseur au théâtre de la Fédération des Oeuvres Laïques (FOL). Moi, je donnais juste un coup de main à des potes qui jouaient dans des groupes de rock. C’était une toute petite scène, très dispersée. On organisait des concerts dans des conditions toutes pourries ! Le premier truc à faire, c’était de créer des studios de répétition. On n’avait pas d’idées derrière la tête. Au départ, je devais bosser dans la pub ! À force de trimer, on a eu envie de faire quelque chose pour la culture live. Il n’y avait rien ici, pas de « gros son ». Rien du tout.

Quels sont les premiers concerts que vous ayez organisés ?

HB : Essentiellement des concerts de metal. Un peu de punk… À l’époque, ça choquait ! C’était à la FOL au début des années 2000. Nous jouissions d’une certaine liberté, mais le lieu restait quand même réservé à une élite. Petit à petit, les médias se sont mis à s’intéresser à nous. Les gens hallucinaient que ce genre de concerts puissent exister ici, alors que cela a toujours été le cas ! Le Maroc était une grande destination hippie dans les années 60. De nombreux groupes se sont formés au gré des rencontres. Mais toutes ces initiatives étaient invisibles vu que les musiciens ne se fédéraient pas. En plus, les groupes avaient beau être performants, ils duraient rarement. Quand il n’y a pas scène, tout est plus dur !

© Zakaria Latouri

À quel moment as-tu décidé de voir les choses en plus grand ?

HB : Quand les médias ont fait de gros dossiers sur la musique alternative, les premiers sponsors sont arrivés pour nous soutenir. Avec Momo, on voulait arrêter de « bricoler ». C’était dur dans nos vies personnelles. Soit on arrêtait, soit on s’y mettait à plein temps. On a choisi la seconde option en 2006.Le plus grand boulot, c’était de fédérer toute notre équipe de bénévoles. Ça représente du monde, un vrai convoi ! On a du apprendre sur le tas, car nous étions tous issus de métiers qui n’avaient rien à voir !

Pourquoi avoir déménagé le festival au stade de rugby du R.U.C ?

HB : En 2002, nous avons avons constaté que la FOL n’était plus adaptée. Les 400 places étaient prises, et 2000 personnes attendaient dehors ! Il y avait une grande vitre intermédiaire. Elle s’est brisée plusieurs fois sous la pression des gens qui voulaient rentrer. Le boulevard était bloqué, les voitures ne pouvaient plus passer… Il y avait trop de tensions. Nous avons donc directement déménagé le festival au stade du Racing Universitaire De Casablanca (accueillant toujours l’événement, NDLR). Accueillir des milliers de personnes sur un grand terrain de rugby, le tout en open door… ça me faisait peur au début. En plus, c’était en 2003. L’année de la fameuse affaire des « pseudos satanistes » dans le milieu du metal marocain. Les gens qui avaient été inculpés faisaient vraiment partie de notre tribu. Certains sont restés emprisonnés plus d’un mois… En réaction, le mouvement de solidarité a été énorme. Beaucoup de gens qui ne se croisaient pas d’habitude se sont liés pour les soutenir. Cette affaire a définitivement renforcé la scène. Elle a ouvert les yeux des marocains. Pas seulement dans le metal et le punk, mais sur l’ensemble de la culture alternative qui comprend aussi le hip-hop. Les jeunes avaient quelque chose à dire. Il fallait bien qu’ils s’expriment. En 2005 et en 2006, nous avons accueilli plus de 160 000 personnes sur l’ensemble du festival. Aujourd’hui, nous accueillons de 100 000 à 120 000 personnes.

© Chadi Ilias

Comment passer d’une petite salle à un stade en à peine un an ?

HB : On a développé nos compétences progressivement. Au niveau de la technique, de la prod, et de la logistique. Heureusement, on a pu trouver des partenaires qui nous ont accompagnés. On venait de la com’, donc on maîtrisait ce langage. On a toujours su négocier avec eux de manière à garantir l’indépendance totale du festival. On a toujours imposé nos propres contraintes. L’objectif, c’était de proposer un événement grand public et gratuit. Ce n’est pas rien ! En Europe, l’économie des festivals se repose principalement sur la vente d’alcool, les subventions et la billetterie. Au Festival L’Boulevard, nous ne bénéficions d’aucune de ces sources.

D’où le sponsoring…

HB : Dans notre situation, c’est la seule solution qui était à notre portée. Ça interroge beaucoup de mes potes européens. Beaucoup me disent que je ne suis pas indépendant car je dépend des marques. Je leur répond que c’est comme ça chez eux. Pas ici ! Dans notre contexte, la marque est seulement présente une semaine. Après, elle part ! On leur vend de l’espace, et on monte le festival grâce au fruit de cette vente. Basta. Ces marques n’ont aucun droit de regard sur ce qu’on fait. Depuis le début, on décide de tout. C’est un choix difficile. Cela nous mène à ne pas manger parfois… Mais on assume. Je rappelle que le festival est gratuit. Si ce n’était pas le cas on ne s’adresserait qu’à une élite.

Votre grand cheval de bataille reste-t’il le soutien à la scène locale ?

HB : Bien sûr. Nous ne sommes pas un festival de têtes d’affiche. On en programme car elles nous aident à ramener le public. Cela nous sert aussi à mettre en valeur les jeunes groupes sur la scène tremplin. Sans oublier les groupes marocains confirmés ! Ceux qui assurent, mais qui ne sont pas encore connus. Le côté international de notre programmation est très importante. On veut que les artistes se croisent et échangent entre eux. On veut éveiller la curiosité. Il y a certains types d’artistes que le public ne pourra voir qu’au L’Boulevard. Des artistes alternatifs et atypiques qui ne passent pas à la radio. C’est une relation de confiance qu’on entretient avec le public. 

© Zakaria Latouri

Dans le domaine du rap, il semblerait que le public marocain porte plus d’intérêt à ses représentants locaux qu’aux artistes étrangers. Hier soir par exemple, il y avait plus de monde pour le jeune casablancais Dollypran que pour les européens de Dope D.O.D (le 13 septembre 2019, NDLR) !

HB : C’est vrai. Aujourd’hui les têtes d’affiches rap sont les artistes marocains. On finit nos soirées avec des artistes locaux depuis 2013. Ce sont eux qui gardent le public ! Certains artistes comme Dizzy Dros sont vraiment très attendus. Dollypran a beau être plus jeune, l’engouement est réel. La génération trap actuelle est très dynamique. Certains français ne se rendent pas compte. Par méconnaissance, ils ont une vision un peu kitch de la musique marocaine. Les scènes alternatives ne sont pas du tout exportées et c’est bien pour cela qu’elles sont aussi intéressantes. Le groupe Hoba Hoba Spirit tourne très peu en France alors qu’ici,  il remplit des stades ! Ils ont même fait une tournée aux États-Unis… C’est surprenant, car la communauté marocaine est très présente en France et en Belgique. Je crois que les festivals européens ne veulent pas programmer ce type de groupe car ce n’est pas ce qu’ils « attendent ». Ils ont beaucoup d’idées préconçues au sujet de notre scène. C’est dommage, car les groupes marocains doivent obligatoirement songer à une carrière internationale s’ils veulent se développer. Les choses changent mais il y a encore beaucoup de travail. J’en reviens au manque de structures. C’est très difficile de faire quelque chose sans salles pour jouer. On essaie de pallier à ça tout au long de l’année avec notre salle « Le Boultek », mais ce n’est pas suffisant. 

© Hicham Laabd

Devant l’ampleur des améliorations à apporter, quel idéal revendique le festival ?

HB : À notre niveau, on essaie d’apporter un peu plus d’égalitarisme. Je vois qu’en France, beaucoup de gens se plaignent des politiques culturelles qui sont menées. Je ne dis pas que ces problèmes n’existent pas, mais cette situation est incomparable avec la notre. Les contextes n’ont rien à voir. Nous partons de zéro. Il n’y a pas de dynamique. Devant ce vide, les gens se sont réfugiés dans les écrans des smartphones. Nous avons opté pour la gratuité afin d’habituer les gens à porter un intérêt à la culture. Quand on organise des concerts dans des salles, on maintient le ticket à des prix oscillant entre 2 et 4 euros. Cela sert d’abord à couvrir les frais. Pour que les gens soient prêts à payer pour de la culture, il y a toute une éducation à apporter. Nous n’en sommes pas là. Je veux rappeler que si notre festival existe, c’est aussi parce que beaucoup d’artistes ont accepter de jouer le jeu en baissant leur cachet. Certains se sont même produits gratuitement.

C’est toujours un défi de ramener du public. On en accueille un petit peu moins depuis quelques années… J’ai l’impression qu’avec le streaming, les gens se déplacent moins. Ils ont moins ce besoin de « vivre » les choses… Mais ce sujet dépasse le Maroc. C’est une problématique bien plus globale !

© Zakaria Latouri