THOMAS PERRODIN

Comme beaucoup de fanatiques de concerts, nous avons connu Thomas Perrodin par le biais de ses affiches pour l’Usine, la Cave 12 et l’Écurie, hauts-lieux de la culture alternative de Genève ! Ce qui frappe d’entrée, c’est bien sûr le cassage de rétine qu’elles occasionnent, à l’image de la magnifique couv’ qu’il a réalisée spécialement pour ce numéro (merci à lui!). Outre le coup de crayon, c’est aussi quelqu’un qui réfléchit beaucoup à sa pratique, à la façon dont il la conçoit, l’expérimente et l’exerce dans la vie réelle, toujours dans une gamberge politique très construite. Plus proche du monde réel que des théories conceptuelles.

 Protégez vos pupilles et bonne lecture ! | Propos recueillis par Polka B. / Trad : Teaumar 

Tu as grandi à Paris, et tu as découvert la vie alternative genevoise dans les années 2000. As-tu été étonné du bouillonnement créatif de la scène underground locale ? Comment l’expliquer ?

Thomas : C’est vrai que quand tu n’es pas suisse, tu as directement cette image de banque et de chocolat ! Mais rapidement, tu te rends compte que le système politique est fédéral. Il y a un système de tribu très ancien qui fait que les populations se sont séparées pour éviter de se taper sur la gueule à un moment donné. Cet héritage là, allié à un délire ultra-libéral te crée forcément un autre extrême qui s’oppose à tout ça. Les squats ont une autre image, c’est plus proche de la vision allemande. Ce ne sont pas des gens qui occupent un lieu, mais plutôt des gens qui « s’occupent » d’un lieu. 

Je suis arrivé à un moment très particulier où les deux plus grands squats de la ville se faisaient expulser : le Rhino et la Tour. Tout le monde tirait la gueule. Un système de loyer a commencé à se mettre en place. Moi je trouvais la ville très cool grâce à cette énergie de la scène alternative, mais je me suis rendu compte plus tard qu’une page venait de se tourner et que cette vitalité résultait d’un âge d’or.

Dans les années 80, il y avait environ 200 barques occupées à Genève ! C’était un peu comme ça partout en Suisse d’ailleurs…

Via l’atelier de sérigraphie Crache-Papier, tu es très impliqué dans la vie de l’Usine. Aujourd’hui, c’est un centre culturel alternatif « légal » mais il porte en lui des valeurs d’autogestion, fort de l’héritage squat que tu viens de mentionner. Qu’en est-il en 2021 ? Qu’en penses-tu ?

La mentalité Suisse a un avantage. Dans leur façon de concevoir les choses, tu peux utiliser l’argument du consensus et de la prise de décision collective pour retarder le temps de réponse exigé par l’État (Rires) ! Genre : « on vous tient au courant quand nous aurons pris une décision ». Du coup tu peux étendre les choses sur la longueur. L’Usine s’est beaucoup servi de ça pour éviter de devenir quelque chose qu’elle ne voulait pas, en se faisant institutionnaliser comme pas mal de friches industrielles. À l’heure où l’on parle, l’Usine n’est toujours pas un lieu avec des bureaux et un patron qui gère ses assos comme des employés. Il y a eu une transmission de valeurs de génération en génération. Les maisons n’existent plus comme à l’époque mais l’éthique a subsisté. Les espaces sont très accessibles. Les valeurs politiques sont toujours en vigueur (pas de racisme, pas de sexisme, pas d’homophobie) et les bières ne sont pas chères. En soi l’Usine change, mais très lentement. Et c’est pour le mieux. Après tout dépend de ce qu’on fait de cet espace… L’Usine, il ne suffit pas seulement d’y être parce qu’il y a un héritage, et juste parce que « c’est cool ».

En tant qu’illustrateur, comment cette effervescence t’a influencé ? Pourquoi cet amour pour les affiches de concert ?

Je ne peux pas dissocier cet univers de ma pratique, c’est clair ! Il n’y a aucun objectif financier quand je fais des affiches. Je me demande surtout quel soutien je peux apporter à cette scène car je l’aime énormément. J’essaie de m’éclater le plus possible et de m’y retrouver financièrement à l’occasion, en vendant quelques trucs sur des festivals de micro-édition par exemple. Je pense que c’est une erreur de refuser des choses sous prétexte que ce n’est pas payé.

Quand tu fais des choses qui te plaisent, tu fais de belles rencontres qui t’ouvriront d’autres portes, et tu t’y retrouvera toujours au final. Tout ne se résume pas à l’argent que tu récoltes sur le moment. Beaucoup de choses positives se mettent à exister à partir du moment où tu prend plaisir à faire les choses.

Les affiches de concert, c’est aussi ma façon de participer à la vie associative. La musique fait partie intégrante de ma vie. J’ai toujours eu beaucoup plus de facilités à illustrer la musique que le cinéma. J’ai cette affinité là. J’ai l’énergie pour ça. Au départ j’en faisait pour des potes, et après plein de gens m’en ont demandé. Quand on est indépendant, on a le luxe de choisir ! Il y a un spectre politique dans tout ce que je fais ; je n’ai pas l’impression de travailler pour les mauvaises personnes. Même si il y a  toujours des désaccords entre personnes du même bord, je considère qu’on défend les mêmes valeurs. 

Dans ce cadre, peux-tu défendre un style qui t’es propre tout en adaptant tes créations à des esthétiques musicales particulières ?

J’ai fait les Beaux-Arts d’Angoulême et là-bas, j’ai fréquenté des personnes qui passaient une bonne partie de leur vie à « trouver leur style ». De mon côté, j’étais plutôt axé sur l’image en général. Je me concentrais sur ma capacité à créer des ambiances qui correspondaient à des univers bien précis. Je me serais ennuyé à creuser dans une seule et unique direction. J’ai rapidement pris goût au affiches crust et hardcore, car c’est aussi mon univers à Genève. En plus, j’aime cette communauté. Je la trouve inclusive. Elle défend beaucoup de valeurs saines sans faire de prosélytisme politique. Quand j’illustre du noise et des créations plus expérimentales, je ne m’y prend pas du tout de la même manière, car ces musiques ont moins de codes visuels. Bref, je m’adapte, et j’ai autant de plaisir à faire l’un que l’autre. Ce que j’aime dans ce rapport non-professionnel, c’est que je suis totalement libre. Je ne suis pas payé, certes, mais j’ai carte blanche. 

Cherches-tu aussi à provoquer des réactions ?

Complètement. Je ne suis pas dans l’image juste pour l’image. Comme les affiches sont placardées dans l’espace public, il faut que cela provoque une réaction. Qu’il se passe quelque chose, que cela questionne les gens.

Un jour, j’avais fait une affiche pour le groupe Psychic TV. Leur logo est une sorte de croix de Lorraine un peu élargie avec une barre verticale et trois barres horizontales. Un truc assez provoc’. Là-dessus, pour pousser le truc, j’ai mis un fond avec les couleurs bleu, blanc et rouge. C’était vraiment une affiche dure. Tu n’avais pas envie de l’avoir chez toi !

Du coup j’ai eu droit à des jeunes militants qui me cherchaient dans la plupart des bars de la ville ! Au final, mes camarades antifa plus âgés leur expliquaient que j’avais joué sur ces codes là volontairement, et qu’il n’y avait pas de problème. Tout ça pour te dire que je n’ai pas envie de me censurer.

Du moment que tu n’es pas insultant, tu peux aussi montrer des choses qui ne sont pas toujours agréables. Des fois, je fais des trucs tellement trash que ça en devient drôle.

Quand on voit tes expos, on remarque que la scène DIY te tient vraiment à cœur. Tu sembles la considérer comme une culture à défendre, au-delà des styles et des chapelles. Je me trompe ?

Non, tu ne te trompes pas. Quand tu vois les évolutions technologiques, tu peux penser que tout est possible. Que tu peux absolument tout faire. Or, le principe du DIY c’est de prendre conscience que tu ne peux pas tout faire. Tu peux juste faire avec ce que tu as… et c’est déjà énorme ! Les possibilités n’en sont pas amoindries, bien au contraire. J’ai cette approche là dans ma pratique. À l’atelier Crache-Papier, j’explique aux gens qui viennent nous voir que nous avons des contraintes. Nous ne sommes pas imprimeurs. Nous sommes à la disposition des assos de l’Usine et des gens qui n’ont pas trop de moyens. On fait avec le matériel que l’on a. Le plus souvent, c’est de la récup’ mais ce n’est pas grave. Le plus important c’est de faire les choses. D’expérimenter. De voir ce que cela donne. Ça ne sert à rien de théoriser pendant des heures. Peu importe la formation et le background qu’ont certaines personnes qui viennent des écoles d’art. Le conceptuel ne m’intéresse pas. Fais-le d’abord, et tu en tireras quelque chose. Personnellement, je retire énormément de créativité à procéder comme cela. On pourrait avoir du meilleur matériel, mais est-ce que cela rendrait nos productions meilleures ? Je ne pense pas. Et ça ne m’intéresse pas. Je ne suis pas un nerd.

On est dans la débrouille, dans l’instantané, dans le bon feeling qu’on a avec les gens que l’on rencontre. Il faut se voir, il faut discuter, il faut faire ensemble.

Qu’est-ce que tu écoutes comme musique en ce moment ?

En ce moment je suis dans ma phase Griselda Records, avec des rappeurs comme Conway et Westside Gunn. Cela m’a reconnecté au rap a l’ancienne, construit autour de samples de soul. Roc Marciano aussi ! J’écoute des vieux qui font du rap de vieux en fait (Rires). Éthiquement, je ne me retrouve pas dans toutes les paroles, mais le son est vraiment incroyable.

Pour finir : ta plus grosse claque en live à l’Usine ?

C’est chaud ! J’ai ai tellement… Je dirais Swans